Haïti, je me souviens : 12 janvier 2010
12 Jan
JANVIER 2010. Nouvelle année, nouveaux projets : mon collègue Philippe Fehmiu et moi réussissons à faire accepter à VOX un projet qui nous tient beaucoup à coeur et qui est devenu Couleur : Noirs, un documentaire sur l’identité noire au Québec. Fébriles, enthousiasmés par ce projet, nous travaillons vite et fort avec l’équipe de production pour tout mettre en place rapidement, car on en souhaite la diffusion dès février, dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs. Le premier jour de tournage est prévu pour le vendredi 15 janvier. On y attend Cynthia Nelson, enseignante à Montréal-Nord, Emmanuel Dubourg, député de Viau à l’Assemblée nationale, et peu après, Dany Laferrière, prolifique écrivain. Nous projetons d’y discuter engagement social et politique, et de réfléchir à la place que les Noirs occupent dans ces sphères.
Tout va vite: coups de fils, réunions, confirmations, location d’équipement et soudainement, comme en un grand fracas, la terre vacille et notre monde aussi. On apprend qu’un tremblement de terre vient d’avoir lieu en Haïti. Dévastation.
Emmanuel Dubourg, que l’on souhaitait rencontrer 3 jours plus tard, est mandaté de coordonner une cellule de crise, au gouvernement québécois. Impossible de le rencontrer. Dany Laferrière, de passage en Haïti, manque à l’appel. Cynthia recherche des membres de sa famille… Chez moi,tout le monde est sain et sauf. Mon père était, cette année là, en voyage au Costa Rica. La seule de mes cousines qui habite toujours en Haïti vit dans le Nord du pays, une région qui n’a pas connu de dommages (évitons de dire, svp, que des régions n’ont pas été touchées, car toutes les régions ont été touchées, toutes…). Mais dans mes fibres, dans mon sang, je suis touchée comme je ne l’aurais pas imaginé. Philippe, tout descendant béninois qu’il soit, l’est tout autant. Au bureau, on apprend le départ précipité d’un gardien de sécurité : sa femme, coincée sous les décombres, ne répond pas à l’appel… Elle est morte.
Des jours et des jours durant, nous vivons avec des larmes dans les yeux, et le coeur en charpie. Tant de détresse, tant de désolation. Chacun cherche comment aider et le Québec tout entier se mobilise. Les fonds affluent, la solidarité est poignante. Plus tard, certains se demanderont comment il se fait que les Québécois aient été si généreux envers Haïti, mais moins dans le cas d’autres catastrophes survenues peu après. Ma petite idée à moi, c’est qu’étant donné que 90% des Haïtiens vivant au Canada sont installés au Québec et qu’ils y sont en si grand nombre, tout le monde connaît un Haïtien. Tout le monde avait donc un ami, un voisin, une connaissance qui était affectée de près ou de loin par ce séisme. Tout le monde avait le sentiment de donner pour soutenir quelqu’un qu’il connaissait.
Quelques jours plus tard, Philippe et moi sommes allés faire du bénévolat au CECI. Nous avons répondu au téléphone et enregistré les dons. On y a croisé des amis : « Combien ? » « Quatorze… » Silence. C’est ainsi que se comptaient les morts dans plusieurs familles haïtiennes.
Le 12 janvier 2010, la terre a tremblé, la terre a détruit, la terre a rassemblé et la terre m’a bouleversée jusque dans mon identité. Le 12 janvier 2010, pour la première fois de ma vie, quand on m’a demandé : « Es-tu Haïtienne, toi ? » J’ai répondu : « Oui », sans fournir d’autres explications.
Le 16 janvier, le gardien de sécurité est revenu au bureau. Sa femme n’était plus morte. On l’avait sortie des décombres le dimanche, encore vivante. Après le deuil, la vie !
Pour visionner « Couleur : Noirs » (58 min, VOX, une réalisation de Mathieu Baer) :
(Photo: Jean-Sébastien Desrosiers)
Derniers commentaires